Le design fiction permet-il de prédire l’avenir ?
En 1898, les rues de New York étaient encombrées par un problème inattendu : les déjections des 150 000 chevaux qui circulaient quotidiennement dans la ville, transportant habitants et marchandises. Les urbanistes, face à 1,1 million de kilogrammes de « déchets » par jour, débattaient des solutions possibles pour résoudre cette crise.
Pourtant, ils sont passés à côté de la véritable révolution : l’arrivée de l’automobile, qui allait non seulement éradiquer ce problème en quelques décennies, mais transformer à jamais la façon dont les villes fonctionnent. Cet exemple illustre un piège universel : rester bloqué sur les solutions actuelles ou des innovations incrémentales au lieu d’imaginer des réponses entièrement nouvelles. Alors, comment éviter ce biais et adopter une approche véritablement innovante ? Grâce au design fiction.
Le design fiction est en effet une approche créative qui utilise des éléments de fiction pour explorer de manière très efficace de nouvelles idées, concepts et scénarios futurs. Il s’agit de créer des récits visuels, tangibles ou interactifs qui permettent d’imaginer comment les produits, les services et les technologies pourraient évoluer dans le futur.
Le design fiction permet ainsi de repousser les limites de l’imagination et d’ouvrir de nouvelles perspectives pour toute entreprise qui réfléchit à l’avenir de son industrie. Mais cette discipline peut-elle vraiment aider les entreprises à anticiper l’avenir et à innover ?
Pourquoi les entreprises outsiders innovent plus facilement
Les acteurs extérieurs à une industrie sont souvent à l’origine des innovations majeures. Prenons l’exemple des voitures autonomes : ce ne sont pas les grands noms de l’automobile comme Ford ou Toyota qui ont mené la révolution, mais un outsider : Tesla. Dans l’alimentation, Beyond Meat et Impossible Foods ont imaginé des alternatives à la viande traditionnelle, devançant des géants comme Tyson ou JBS. Et dans l’espace, SpaceX a collaboré avec la NASA pour rendre les voyages commerciaux accessibles, laissant Airbus et Boeing derrière.
Pourquoi ces jeunes entreprises réussissent-elles à innover quand les leaders d’industrie eux échouent ? Parce qu’elles ne se contentent pas de voir le monde comme linéaire et prévisible. Elles adoptent au contraire des perspectives qui élargissent les horizons, cassent les hypothèses traditionnelles et transforment l’impossible en réalité. C’est précisément cette capacité à rêver au-delà des contraintes actuelles qui font leur force, et c’est justement ce que permet la méthode du design fiction.
La fiction est très forte pour imaginer les changements à venir
Le design fiction transforme des idées complexes en expériences tangibles, sensorielles, bien plus captivantes et compréhensibles que des rapports, des études ou de simples concepts non incarnés. Il a en cela un pouvoir de transformation bien plus fort que la plupart des autres outils utilisés par les entreprises pour concevoir de nouveaux produits ou élaborer une nouvelle vision ou stratégie.
Ce pouvoir transformatif tient au fait que le design fiction puise ses racines dans la science-fiction. Mais la science-fiction, autrement dit la fiction, permet-elle vraiment d’innover ? La fiction peut-elle avoir un impact sur la vie réelle ? La réponse est oui. Des auteurs comme Jules Verne, qui a imaginé le voyage sur la lune en 1865, ou Edward Bellamy, qui a prédit les cartes de crédit en 1888, ont ouvert la voie à une exploration imaginative du futur sous le prisme de la fiction et sont parvenus à imaginer des produits radicalement différents de ce qui existait à l’époque et bien des décennies avant qu’ils ne soient effectivement créés.
D’autres œuvres emblématiques, telles que Fahrenheit 451 de Ray Bradbury ou 2001: A Space Odyssey d’Arthur C. Clarke ont préfiguré des technologies novatrices comme les oreillettes sans fil ou les tablettes numériques qui nous sont aujourd’hui bien familiers.
Enfin, la fiction a un pouvoir d’immersion inégalé et constitue en cela un medium de communication extrêmement puissant. Prenons l’exemple de Greenpeace, qui a utilisé le jeu Grand Theft Auto pour sensibiliser à l’urgence climatique. En incorporant des catastrophes climatiques dans l’univers du jeu, la campagne de Greenpeace a mis en évidence la manière dont le design fiction pouvait communiquer efficacement des messages d’une manière engageante et profonde et capturer ainsi l’attention du public d’une manière bien plus forte qu’avec une campagne traditionnelle.
Le design fiction construit des scénarios plausibles et alternatifs de notre avenir
Pour être un bon scénario spéculatif dans le cadre d’un atelier de design fiction, un scénario doit être à la fois probable, plausible et préférable. Toute piste qui n’entrerait pas dans ces catégories relèverait de la pure fantaisie, et il n’y aurait donc aucun intérêt à l’explorer.
Le design fiction doit au contraire s’appuyer sur une compréhension fine de signaux faibles visibles aujourd’hui — ces petites évolutions comportementales ou technologiques du quotidien qui préfigurent de grands changements. Les entreprises peuvent anticiper des évolutions majeures et mieux préparer leurs stratégies si elles perçoivent et analysent ces signaux, que ce soit des comportements, des rituels ou des frictions.
Les entreprises peuvent aussi utiliser le design fiction pour tester des hypothèses dans des contextes délibérément exagérés. Cela permet de repérer les biais potentiels et d’évaluer la résilience de leurs modèles face à des scénarios extrêmes. Par exemple, imaginer une société totalement dépendante de l’IA peut révéler des failles dans la gestion des données ou l’éthique des décisions.
Les artefacts permettent de concrétiser les solutions imaginées via le design fiction
Pour créer ces scénarios imaginaires plausibles, le design fiction s’articule autour de quatre étapes :
- observation & analyse : identifier des signaux faibles, comme de nouveaux comportements ou rituels
- idéation & immersion : imaginer et s’immerger dans des scénarios futurs prospectifs (par exemple horizon 2030, 2040, 2050) basés sur ces signaux
- création & prototypage : développer des artefacts (vidéos, objets, histoires) pour donner vie à ces scénarios
- réflexion collective & convergence : discuter des implications stratégiques de ces futurs pour l’entreprise et rassembler les idées les plus pertinentes dans un roadmap d’actions à mettre en place
Les artefacts peuvent inclure des prototypes d’objets futuristes, des bandes-annonces de produits imaginaires ou même des réseaux sociaux simulés montrant les interactions d’un monde hypothétique. Ces artefacts sont cruciaux pour traduire des idées abstraites en concepts concrets que les équipes peuvent explorer, discuter et adapter.
Lors de l’événement « 99¢ Futures« , Extrapolation Factory a utilisé des prototypes de produits créés à partir de scénarios de design fiction pour les exposer dans un supermarché réel. Ces produits, comme des kits de survie pour Mars ou des rechargeurs de vapeur de benzène, ont été fabriqués en utilisant des concepts futuristes imaginés par des participants lors d’un atelier. Le magasin de Brooklyn a ainsi vendu ces articles spéculatifs aux clients, intégrés aux produits quotidiens déjà présents, provoquant des échanges sur l’avenir ainsi que quelques fous rires !
L’exemple de Thalès : 1 atelier de design fiction, 150 collaborateurs, 30 idées
Thales, leader mondial de la technologie, a mobilisé le design fiction pour imaginer des solutions innovantes à des défis complexes. L’initiative a impliqué 150 collaborateurs de la division Digital Identity and Security répartis sur 3 continents.
L’objectif de Thales était d’orienter ses collaborateurs vers une vision du changement. Les participants devaient se projeter dans le monde de 2035 et explorer des scénarios futuristes autour de la connectivité et de la sécurité.
« Dans une grande entreprise comme Thales, il peut être difficile d’avancer rapidement. (…) Nous avions besoin d’une méthodologie pour pousser les gens à sortir de leur zone de confort. Le design fiction a fourni la solution parfaite. » Virginie Galindo, Director of Technology and Innovation Strategy, Thales
Deux mondes futurs fictifs ont été créés afin que les participants puissent les visiter : Ecaps qui renvoie à une communauté vivant dans les colonies du système solaire, et Aloris, un monde paisible où la pression économique est faible et où la vie est basée sur les loisirs, l’apprentissage et la culture. Pourquoi ? Parce que les sentiments et les émotions sont le meilleur moyen de susciter de nouvelles idées.
« Nous voulions emmener nos participants dans un voyage à travers le temps, dans des mondes futurs que nous avons conçus à partir de rien. En créant des mondes imaginaires, nous pouvions sortir les gens de leur vie quotidienne et les aider à penser de manière ouverte et libre » Virginie Galindo, Director of Technology and Innovation Strategy, Thales
L’expérience a permis de générer 30 idées concrètes basées sur des scénarios futurs et d’élire une idée que l’équipe gagnante devra concrétiser au sein du startup studio de Thales.
Pourquoi organiser un atelier de design fiction pour votre équipe
Le design fiction est un très bon outil pour stimuler l’innovation. En permettant de sortir des cadres traditionnels, le design fiction aide vos équipes à anticiper les tendances, à résoudre des problèmes complexes et à aligner vos stratégies sur des futurs souhaitables. L’exercice engage également les participants à réfléchir de manière critique sur leurs propres pratiques.
Un atelier de design fiction permet aussi de renforcer l’engagement des équipes puisqu’il ne se limite pas à une réflexion stratégique. Il favorise également l’engagement des collaborateurs en leur offrant un espace pour exprimer leur créativité et leur vision de l’avenir. Cela renforce le sentiment d’appartenance et leur implication dans les projets de l’entreprise.